Chapitre 17. Le prix de la défaite

                La mission confiée à la Wehrmacht dans le plan « Barbarossa » (« les forces principales des troupes terrestres russes se trouvant en Russie occidentale doivent être éliminées par des opérations audacieuses grâce à l’avancée rapide et profonde des tanks ») fut remplie dès la mi-juillet 1941. Les troupes des régions militaires de la Baltique et de l’Ouest (plus de 70 divisions) furent écrasées et repoussées à 350-450 km à l’est de la frontière, dispersées dans les forêts ou bien capturées dans les plaines. Un peu plus tard, la même chose se produisit avec 60 nouvelles divisions envoyées sur les fronts Ouest et Nord-Ouest dans la période du 22 juin au 9 juillet. L’ennemi occupa la Lituanie, la Lettonie, presque toute la Biélorussie, passa le Bug, le Niémen, la Dvina Occidentale, la Bérézina et le Dniepr. Le 9 juillet les Allemands prirent Pskov et le 16 juillet Smolensk. Les deux tiers de la distance entre d’un côté la frontière occidentale et de l’autre Léningrad et Moscou furent parcourus en moins d’un mois. Les troupes du front Sud-Ouest battirent en retraite en désordre derrière la ligne de l’ancienne frontière soviético-polonaise à la mi-juillet 1941. Les unités blindées de la Wehrmacht occupèrent Jytomyr et Berditchev, et atteignirent les environs de Kiev.

                La quasi-totalité de l’armement lourd et du matériel des troupes des régions occidentales fut perdue. Aux alentours des 6 et 9 juillet, les troupes des fronts Nord-Ouest et Sud-Ouest avaient perdu 11,7 milliers de tanks, 19 milliers de canons et de mortiers, plus d’un million d’unités d’armes de tir. Les unités blindées subirent des pertes très lourdes et pratiquement irréparables. Le 15 juillet 1941 déjà ce qui restait des corps blindés fut officiellement réformé.

                Ce que les historiens soviétiques nommèrent modestement « l’échec de la bataille frontalière » signifia en réalité la débâcle du premier échelon stratégique de l’Armée Rouge (supérieure à n’importe quelle autre armée européenne par le nombre de divisions, et supérieure à toutes ces armées réunies par le nombre de ses blindés). Avant le 15 juillet 1941 les Allemands conquirent (parcoururent, à proprement parler) un territoire de 700 km², soit l’équivalent de 3 fois le territoire de la Pologne occupée par la Wehrmacht en septembre 1939, et 6 fois le territoire de la Belgique, des Pays-Bas et d’une partie du Nord de la France pris par la Wehrmacht en mai 1940.

                Il convient certainement de se pencher de manière plus approfondie sur la comparaison entre les évènements de mai 1940 et ceux de de juin 41. Durant des dizaines d’années la propagande historique soviétique répandit les bruits d’une « marche triomphante », celle de la Wehrmacht lors de la conquête de la France. Ces derniers temps les échos de cette « marche » se font plus forts et plus fréquents dans les pages des publications les plus récentes. Et c’est compréhensible, après que l’ampleur de la débâcle catastrophique fut connue du grand public, les auteurs ayant une orientation politique particulière ressentirent le besoin de décrire la défaite de l’armée française avec de nouvelles couleurs. Ainsi par exemple M. Issaev, dans son chapitre « Discussion », s’apprête à faire le bilan des combats dans l’Ouest de l’Ukraine. Il cite – dans le sens le plus affirmatif, sans remise en question ni même la moindre ironie – le travail d’un certain historien allemand qui eut la bêtise d’écrire en 1958 la chose suivante :

« Les dix premiers jours de campagne passèrent. Après 10 jours en France, les blindés allemands chassant devant eux les Français et Anglais apeurés, parcoururent 800 km et atteignirent les côtes de l’Atlantique. En dix jours, « la campagne vers l’Est » parcourut en tout et pour tout 100 km... » (33, p. 230)

                Le lecteur qui possède encore un vieil atlas scolaire ou un globe terrestre comprend pourquoi je me permets d’utiliser des mots assez durs. En France il n’y a pas de telles distances (de Sedan à l’océan Atlantique on compte 600 km), la Wehrmacht en mai 1940 est arrivée non pas sur le littoral atlantique mais au nord-ouest, sur les rivages de la Manche où les avant-gardes des unités blindées firent jonction entre Boulogne et Calais le 23 mai 1940. Ce fut bien sûr un succès éclatant mais une avancée de 350 km en 14 jours seulement, et non pas de 800 km en 10 jours. Pour définir la position des divisions blindées allemandes au quatorzième jour de « la campagne vers l’Est », intéressons-nous au célèbre « Journal militaire » de Franz Halder. Dans ses estimations et ses conclusions, le général hitlérien s’est souvent lourdement trompé, mais le responsable de l’état-major général de la Wehrmacht connaissait tout de même la position de ses troupes :

                « 5 juillet 1941, quatorzième jour de guerre

                ... Sur le front des groupes de l’armée « du Centre », l’aile droite de l’unité blindée de Guderian a pris une place d’armes dans la région de Rogatchev (à 450 km du point de la frontière le plus proche). Les forces principales de l’unité blindée  Guderian se déplacent lentement, du fait des combats acharnés entre la Bérézina et le Dniepr. Le groupe de tanks de Hoth (sauf  Drissa ) a aussi forcé le passage de la Dvina Occidentale au nord de Polosk dans la région d’Ulla (à 425 km du point de la frontière le plus proche) et s’est fixé sur la rive nord de la rivière... Sur le front des groupes de l’armée « du Nord » le groupe blindé de Höpner avance avec succès et son flanc gauche se rapproche d’Ostrov (à 470 km du point de la frontière le plus proche)...

                Ainsi, si nous devons parler du rythme de la « marche triomphale », nous pouvons dire qu’en mai 40 il était inférieur à celui de l’offensive des armées du « Nord » et du « Centre » dans les 20 premiers jours de la guerre sur le front de l’Est. Il convient ensuite de prendre en considération la largeur du front de l’offensive. Les actions militaires de mai 1940 se sont déroulées sur le territoire limité ( клочок земли ) des Flandres et de la Normandie avec une distance maximale de 300 km de front et 350 km de largeur. Cette surface est équivalente à celle de la Lituanie que l’un des trois groupes de l’armée du « Nord » a conquis en une semaine en juin 1941.

                Maintenant regardons la situation des premières semaines de guerre de l’autre côté. Quelles pertes a subi la Wehrmacht, « chassant les Français apeurés » et  « vaincant la résistance acharnée » de l’Armée Rouge ?

                Dans la célèbre monographie de Tippelskirch les allégations concernant les pertes chiffrées de la Wehrmacht lors de la campagne de France sont de cet ordre : 27 000 morts, 18 400 portés disparus, 111 000 blessés, un total de 156 000 personnes. (29) Selon des données précises présentées dans le tout aussi célèbre travail de Müller-Hillebrand, le nombre de morts atteignit 49 000, ce qui est un peu plus que le nombre total des pertes irrévocables dénombrées par Tippelskirch.

                Dans le journal de F. Halder les chiffres comparables des pertes (tués, portés disparus, blessés) de la Wehrmacht sur le front de l’est n’ont été connus qu’à la fin du mois de juillet 1941. Si nous transcrivons les données de Halder d’une façon plus lisible (en additionnant les pertes des soldats et des officiers), nous arrivons à ces chiffres :

- 102 588 personnes (sans compter les blessés) au 16 juillet

- 179 000 personnes à la fin juillet (note du 2 août)

- 213 301 personnes au 31 juillet (note du 4 août)

                Fin juillet 1941 la Wehrmacht a ouvert un front gigantesque de Narva à Kichinev (1450 km en ligne droite) et avait déjà derrière elle un territoire qui, en ordre de grandeur, dépassait le territoire des combats de la campagne de France. Les pertes de l’Armée Rouge à ce moment dépassaient de beaucoup les chiffres de la débâcle de mai-juin 1940 pour les soldats alliés occidentaux. Avec de tels chiffres, il est douteux que l’on puisse comparer les pertes allemandes sur le « principe du calendrier » : en 35-40 jours à l’Ouest et en 40 jours à l’Est. Il serait considérablement plus adéquat d’établir une comparaison basée sur le principe de « prix – résultat ». Selon la chronologie généralement admise en historiographie russe, les « combats frontaliers », c’est-à-dire la défaite des forces occidentales dans les régions frontalières (de la Batltique, de l’Ouest et de Kiev) se sont déroulés entre le 22 juin et le 9 juillet. Déjà au moment de ces « combats frontaliers », les résultats atteints par les forces allemandes (le nombre de troupes ennemies vaincues, la profondeur de l’offensive, les trophées de guerre) surpassent tous les accomplissements militaires (à ne pas confondre avec les accomplissements géopolitiques !) de la campagne de France. Les pertes de la Wehrmacht à ce moment étaient ainsi chiffrées :

- 64 132 (19 789 tués et portés disparus, 44 343 blessés) à la date du 6 juillet 1941 (note du 10 juillet)

- 92 120 au 13 juillet 1941 (note du 17 juillet)

                De cette façon, les pertes de la Wehrmacht (totales et irrévocables) lors de la « marche triomphale en France » ont été 2 à 2,5 fois plus importantes que les pertes sur le front de l’Est aux 6-13 juillet 1941. Maintenant il reste à comparer les effectifs des troupes soviétiques et anglo-françaises.

                Le 22 juin il y avait 149 divisions (7 divisions de cavalerie et 12 brigades aéroportées que nous comptons comme 7 « divisions réelles ») qui composaient les troupes des quatre régions frontalières (de la Baltique, de l’Ouest, de Kiev et d’Odessa). En outre, sur le territoire des régions de l’ouest au 22 juin on pouvait déjà dénombrer au moins 16 divisions du deuxième échelon stratégique. De cette façon, au début des actions militaires l’Armée Rouge possédait sur le théâtre des opérations 165 divisions, dont 40 blindées et 20 motorisées, 10 brigades antichar. Les historiens soviétiques estimaient traditionnellement les forces des alliés occidentaux à 135 divisions. Et c’est la stricte vérité. En comptant toutes les formations qui existaient en principe (en Afrique du nord, au Proche-Orient, à la frontière entre les Alpes et l’Italie, dans les garnisons de la « ligne Maginot » et dans les centres de formation) et en ajoutant les armées de Belgique et de Hollande au complet, alors nous pouvons compter 135 « divisions réelles ». Et si Chamberlain et Daladier s’étaient préparés à la guerre de façon adéquate, si les unités de réserve avaient été armées et concentrées sur la frontière avec l’Allemagne, alors tout aurait été différent. Dans la réalité, les pertes des troupes allemandes ont concerné les divisions qui se trouvaient sur le théâtre des opérations et étaient entrées dans le combat entre le 10 mai et le 10 juin. C’est-à-dire :

- 28 divisions des 7ème, 1ère, 9ème et 2ème armées allemandes

- 9 divisions anglaises

- 14 divisions de réserve, déployées dans la région de Châlons-sur-Marne, et Saint-Quentin (29, 55, 57).

Au total 51 divisions dont 3 blindées, 11 divisions d’infanterie, formées début septembre 1939 de conscrits sans aucune formation. Théoriquement nous pouvons prendre en compte encore 22 divisions belges et 10 hollandaises, bien que leur armement, leur préparation et leur équipement soient sans comparaison avec les divisions qualifiées de l’Armée Rouge. C’est avec de telles forces que les alliés occidentaux ont causé aux Allemands des pertes deux fois plus importantes que celles de la Wehrmacht lors des « combats frontaliers » sur le front de l’Est.

                La proportion des pertes des tanks allemands sur les fonts de l’Ouest et de l’Est mérite notre attention :

 

 

   Pz-II

 Pz-35/38(t)

 Pz-III

Pz-IV

 Pz.Bef

  Total

Pertes en France (mai-juin 1940)

   240

      99

   135

  97

  69

 640

Front de l’Est (fin juillet 1941)

    97

    140

   153

  96

  17

 503

Front de l’Est (4-10 septembre 1941)

  152

    231

   252

125

  38

 798

 

                C’est avec de telles pertes que « les blindés allemands chassèrent devant eux les Français et Anglais apeurés». Il est surtout étonnant de voir les chiffres pratiquement semblables des pertes moyennes des tanks allemands ( Pz-III et Pz-IV ) sur les fronts de l’Ouest et de l’Est – et ceci avec la force de feu de base de la défense antichar française qui comptait des « Marianna » 25 mm de la firme Hotchkiss, et les équipements antichars de l’Armée Rouge qui ont commencé avec des canons de 45 mm dans les divisions d’infanterie et fini avec des canons de 76 mm et 85 mm pour la défense antiaérienne. Nous ne calculerons pas ici les pertes des mitrailleuses chenillées Pz-I. Tout d’abord parce que ce ne sont pas des tanks et deuxièmement parce que leurs pertes en France (182 unités) rendent la comparaison encore plus surréaliste.

                Il est indispensable toutefois de faire mention des résultats de la guerre aérienne. Durant les trois premières semaines de la guerre sur le front de l’Ouest (du 10 au 31 mai 1940) les pertes irrévocables de la Luftwaffe (tous types d’avions) étaient de 978 engins. Lors des trois premières semaines de la guerre sur le front de l’Est (du 22 juin au 12 juillet 1941) les pertes irrévocables de la Luftwaffe (tous types d’avion) se chiffraient (selon différentes sources) de 473 à 550 avions. Deux fois moins que dans le ciel de Normandie et des Flandres. En tout, sur toute la durée de la campagne à l’ouest (du 10 mai au 24 juin) la Luftwaffe a perdu sur le front de l’Ouest 1401 avions. Sur un intervalle de temps comparable (du 22 juin au 2 août 1941) les pertes irrévocables de l’aviation allemande sur le front de l’Est étaient de 968 avions.

                Ainsi, sur n’importe quel intervalle de temps observé, les pertes de la Luftwaffe sur le front de l’Ouest étaient plus importantes qu’à l’Est. A cette période (mai 1940) quand l’aviation française et les chasseurs anglais basés en France (700 à 750 pilotes) avaient encore la possibilité de résister de façon organisée, les pertes allemandes étaient 2 fois plus grandes que lors des trois premières semaines des actions militaires à l’Est. Il reste à se souvenir que dans dans les effectifs de l’armée de l’air des régions occidentales il y avait 3 600 aviateurs-chasseurs (presque 5 fois plus que chez les alliés) et que les effectifs des groupements de l’aviation soviétique augmentaient sans cesse.

                Ainsi les combats de mai en France ne sont en aucun point l’exemple réussi d’une opération défensive. Aucun homme politique, historien ou écrivain français n’a encore osé nommer cette débâcle « la grande guerre patriotique du peuple français ». Au contraire, les mots « mai 40 » devinrent pour la France synonymes de catastrophe et d’humiliation nationale. « La nation ébranlée a été frappée de stupeur, l’armée ne croyait plus en rien et n’espérait plus rien, et la machine gouvernementale tourbillonait dans une situation de chaos complet » écrit Charles de Gaulle dans ses mémoires sur mai 1940. Et ces pertes que les soldats français, anglais, belges et hollandais infligèrent à la Wehrmacht ont été minimales dans ces conditions de chaos complet, de panique et de paralysie de la volonté des hauts responsables du pays...

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